L'expérience de l'incertitude morale, Descartes (2/2) - Extrait et questions

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Extrait :

Il est vrai que pendant que je ne faisais que considérer les mœurs des autres hommes, je n’y trouvais guère de quoi m’assurer, et que j’y remarquais quasi autant de diversité que j’avais fait auparavant entre les opinions des philosophes. En sorte que le plus grand profit que j’en retirais était que, voyant plusieurs choses qui, bien qu’elles nous semblent fort extravagantes et ridicules, ne laissent pas d’être communément reçues et approuvées par d’autres grands peuples, j’apprenais à ne rien croire trop fermement de ce qui ne m’avait été persuadé que par l’exemple et par la coutume : et ainsi je me délivrais peu à peu de beaucoup d’erreurs qui peuvent offusquer notre lumière naturelle, et nous rendre moins capables d’entendre raison. Mais, après que j’eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde, et à tâcher d’acquérir quelque expérience, je pris un jour résolution d’étudier aussi en moi-même, et d’employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devais suivre ; ce qui me réussit beaucoup mieux, ce me semble, que si je ne me fusse jamais éloigné ni de mon pays ni de mes livres.

René DESCARTES, Discours de la méthode, Première partie, Bordas, 1988, p. 577-578.


Questions :

1. En reprenant vos éléments d'analyse tirés de la lecture de l'extrait précédent, expliquez en quoi la considération des "mœurs des autres hommes" conduit à une incertitude morale : "je n’y trouvais guère de quoi m’assurer".

2. "[...] j'y remarquais quasi autant de diversité que j’avais fait auparavant entre les opinions des philosophes" : analysez la comparaison faite ici par Descartes entre la connaissance acquise par la culture livresque, et celle acquise par l'expérience de la vie et de la rencontre avec les autres.

a) En quoi la diversité pose-t-elle des difficultés, dans l'un et l'autre cas ?

b) Qu'est-ce qui peut expliquer, selon vous, que les deux démarches d'investigation (par l'étude des philosophes et par l'expérience de la vie) aboutissent à des résultats comparables ?

3. "[...] le plus grand profit que j’en retirais était que, voyant plusieurs choses qui, bien qu’elles nous semblent fort extravagantes et ridicules, ne laissent pas d’être communément reçues et approuvées par d’autres grands peuples, j’apprenais à ne rien croire trop fermement de ce qui ne m’avait été persuadé que par l’exemple et par la coutume."

a) Trouvez des exemples de "choses qui, bien qu’elles nous semblent fort extravagantes et ridicules, ne laissent pas d’être communément reçues et approuvées par d’autres grands peuples". Pourquoi cette réception et cette approbation peuvent-elles inciter à :

  • penser que des conduites sociales ou morales qui nous paraissaient étranges, absurdes, honteuses ou ridicules à première vue pourraient avoir des justifications et être légitimes ?
  • s'apercevoir, par comparaison, de l'extravagance, de l'étrangeté, voire de l'absurdité et du ridicule des mœurs de notre propre pays ?

b) Quel bénéfice intellectuel Descartes tire-t-il par conséquent, en seconde analyse, de ce résultat, qui paraissait à première vue décevant ?

c) Analysez les termes "exemple" et "coutume". Cherchez des exemples d'idées ou de conduites qui ne nous sont "persuadé(s) que par l'exemple et par la coutume". 

d) Les avantages et les inconvénients de cette prise de distance avec "l'exemple" et "la coutume" sont-ils les mêmes :

  • sur le plan de la connaissance théorique et scientifique ?
  • isur le plan de la conduite de notre vie et de la morale ?

Développez vos analyses sur chacun de ces deux plans et donnez des exemples.

4. "[...] ainsi je me délivrais peu à peu de beaucoup d’erreurs qui peuvent offusquer notre lumière naturelle, et nous rendre moins capables d’entendre raison."

a) A quel type d'erreur Descartes pense-t-il ici, selon vous ? Donnez des exemples.

b) Que signifie ici "offusquer notre lumière naturelle" ?

c) Pourquoi est-il décisif, tant sur le plan de la recherche scientifique que sur celui de la conduite morale, d'être toujours capable "d'entendre raison" ?

5. "[...]je pris un jour résolution d’étudier aussi en moi-même, et d’employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devais suivre".

a) Comment pouvez-vous expliquer la résolution prise par Descartes, consécutivement aux expériences antérieures qu'il a faites, "d'étudier en [lui]-même" ? Que signifie cette expression ?

b) Analysez la formule "choisir les chemins que je devais suivre" :

  • Quelle représentation des mœurs induit-elle ?
  • "Chemin" se dit en grec "odos". En quoi cette nouvelle manière d'aborder le problème de la recherche de principes pour se conduire dans la vie ouvre-t-elle à la définition d'une méthode ?
  • Qu'est-ce qui, du fait de ce choix, se trouve alors engagé ?

6. "[...] ce qui me réussit beaucoup mieux, ce me semble, que si je ne me fusse jamais éloigné ni de mon pays ni de mes livres" : "Étudier en soi-même", écrit Descartes, est susceptible de nous réussir beaucoup mieux que de rester chez soi à étudier dans des livres.

a) Quels arguments permettraient-ils, selon vous, de justifier cette affirmation ? Développez-les en un paragraphe argumenté d'une page.

b) À la démarche intellectuelle de quel autre philosophe, mort à la fin du XVIe siècle, cette démarche cartésienne de l'étude "en soi-même" pourrait-elle être rapprochée ?

Extrait :

C’est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t’avertit dès l’entrée que je ne m’y suis proposé aucune fin que domestique et privée ; je n’y ai eu nulle considération de ton service ni de ma gloire ; mes forces ne sont pas capables d’un tel dessein. Je l’ai voué à la commodité particulière de mes parents et amis, à ce que m’ayant perdu (ce qu’ils ont à faire bientôt), ils y puissent retrouver quelques traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entière et plus vive la connaissance qu’ils ont eue de moi. Si c’eût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse paré de beautés empruntées ; je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans étude et artifice, car c’est moi que je peins. Mes défauts s’y liront au vif, mes imperfections et ma forme naïve, autant que la révérence publique me l’a permis. Que si j’eusse été parmi ces nations qu’on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je l’assure que je m’y fusse très-volontiers peint tout entier. Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre ; ce n’est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain ; adieu donc.

De Montaigne, ce 12 juin 1580.

Michel DE MONTAIGNE, Les Essais, Musart, 1847, p. 17-18.


7. Comparez les démarches de deux philosophes relativement à l'étude "en soi-même". Quels points communs leur trouvez-vous ? Quelles différences existent cependant entre ces deux démarches ?

8. L'étude philosophique de soi, que projette Descartes à la fin de l'extrait, est-elle assimilable à un voyage intérieur ? Si votre curiosité est piquée, lisez l'intégralité du Discours de la méthode (voir la dernière collection).


Réflexion :

Quelle articulation cet extrait vous permet-il de faire entre un choix éclairé et la liberté ?

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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